Chapitre 1

L’alcool tuait lentement Henry Guilfoyle. Cela faisait six ans qu’il buvait, il avait commencé à quarante ans. Il connaissait alors la réussite comme représentant d’une papeterie des Midlands, étant sur le point d’être promu directeur régional. L’ennui, c’est qu’il connut l’amour sur le tard et, comble de malheur, il lui fut inspiré par l’un des jeunes gens qu’il avait sous ses ordres. Il s’était chargé de la formation du jeune Francis pendant cinq semaines, l’emmenant avec lui dans ses tournées à travers le pays. Pour commencer, il n’avait pas été sûr que le jeune homme partageât ses inclinations mais, au fur et à mesure qu’il apprenait à le connaître, la timidité et la douceur réservée de son protégé avaient comme dissipé l’incroyable écart qu’il avait toujours ressenti entre lui et les autres hommes.

Pourquoi Francis avait décidé de devenir représentant, il ne le découvrit jamais. Il n’avait pas l’étoffe. Guilfoyle savait tenir son rôle au sein de n’importe quelle compagnie masculine. Il pouvait poser au parfait représentant à l’esbroufe ; les plaisanteries cochonnes, le clin d’œil rusé, les grandes claques dans le dos, - tous les trucs du métier  – lui servaient à masquer les imperfections de sa virilité. C’était un bon acteur.

Francis, c’était autre chose. L’ombre de son homosexualité semblait peser sur toute sa personnalité pour l’amoindrir, la culpabilité teignant tout son caractère. Mais il voulait s’affirmer, se faire accepter et il avait choisi une carrière qui lui ferait oublier sa propre personnalité en reflétant celle des autres.

Ils avaient passé la troisième semaine dans un petit hôtel de Bradford. Il n’y restait plus que des chambres pour deux, et ils en avaient choisi une avec des lits jumeaux. Un jour, après déjeuner, ils entraînèrent un client dans l’inévitable boîte de strip-tease du coin et passèrent tout l’après-midi à boire. Dans la pénombre de cette cave que l’existence d’un bar et d’un droit d’entrée permettait de baptiser club, Guilfoyle avait observé Francis.

Le jeune homme regardait bien les filles, mais sans que son visage fût empreint de cette concupiscence complaisante qui se lisait sur celui du client, - et sur le sien, à lui, Guilfoyle, naturellement. Et quand l’effeuilleuse avait rejeté les ultimes paillettes d’or, il avait assené une claque sur la cuisse du garçon, sous la table, avec un enjouement calculé, laissant sa main s’attarder, rien qu’un instant, mais assez pour que leurs yeux se rencontrent. Alors, il sut ! Qui dira ce moment radieux de la certitude ?

Il y avait bien eu quelques indices dès la fin de la première semaine. De petits tests imaginés par Guilfoyle. Rien d’osé, rien qui eût risqué de provoquer la moindre gêne en cas d’erreur. Mais c’était bien cela, il ne s’était pas trompé. Il savait. Il avait vu le sourire dans les yeux du garçon, pas de surprise ou d’appréhension, moins encore de crainte.

Le reste de l’après-midi passa comme dans un rêve. Son cœur battait à tout rompre chaque fois qu’il regardait le jeune homme. Il n’en continua pas moins à jouer la comédie à la perfection. Vulgaire et laid, surtout laid, son client ne se douta jamais de rien. Ils étaient des hommes dans un monde d’homme, reluquant les mamelles hypertrophiées de femelles difformes. L’autre n’était qu’un gamin, bien sûr, mais ils lui avaient fait voir comment se comportent des hommes, des vrais, quand on leur met sous le nez des cuisses nues et des tétons charnus. Guilfoyle vida son verre de scotch, rejeta la tête en arrière et se mit à rire.

De retour à l’hôtel, - que Guilfoyle avait choisi en connaissance de cause  – le jeune homme vomit. Il n’était pas habitué à boire et Guilfoyle l’avait abreuvé de whisky tout l’après-midi. Il n’était pas loin de le regretter, maintenant. N’avait-il pas exagéré ? Francis avait vomi dans le taxi qui les ramenait puis, de nouveau, dans la chambre, dans le lavabo. Guilfoyle avait demandé qu’on leur monte du café noir et en avait fait ingurgiter trois tasses au garçon a demi inconscient. Sa veste et sa chemise étaient maculées et Guilfoyle les lui retira tendrement avant de frotter les taches avec de l’eau chaude.

Alors Francis se mit à pleurer.

Il était assis sur son lit, la tête dans les mains, ses pâles épaules secouées de sanglots convulsifs. Une boucle de cheveux blonds retombait sur ses doigts longs et fins. Guilfoyle vint s’asseoir près de lui et lui entoura l’épaule du bras. La tête du garçon roula sur la poitrine de Guilfoyle qui se mit à le bercer entre ses bras.

Ils demeurèrent ainsi longtemps, le plus âgé berçant le plus jeune comme s’il se fût agi d’un enfançon, jusqu’à ce que ses sanglots fissent place à un gros soupir occasionnel.

Guilfoyle déshabilla lentement Francis et le mit au lit. Il le regarda un moment puis se dévêtit à son tour. Il se glissa à côté du garçon et ferma les yeux.

Guilfoyle n’oublierait jamais cette nuit. Ils avaient fait l’amour, et le jeune homme l’avait surpris. Il n’était pas aussi innocent qu’il en avait l’air. Quoi qu’il en soit, Guilfoyle était tombé amoureux. Il connaissait les risques. On lui avait raconté des histoires d’hommes mûrs avec des jeunes gens. Il connaissait la fragilité de ces liaisons. Mais il était heureux. Pour la première fois, après avoir fait l’amour avec un homme, il se sentait propre. Finis les sentiments de culpabilité, de dégoût, de mépris de soi-même. Il se sentait libre  – et vivant, plus vivant qu’il ne l’avait jamais été.

Ils avaient regagné la boîte munis d’une commande appréciable du client de Bradford. Et tout s’était bien passé pendant un certain temps.

Guilfoyle s’attendait à être nommé directeur régional dans les semaines à venir, les grosses commandes se succédaient et il voyait Francis chaque jour et la plupart des nuits.

Puis lentement d’abord, les choses se mirent à changer. Ses cadets semblaient perdre peu à peu le respect qu’ils lui devaient. Pas grand-chose, mais quelques répliques impertinentes. Quant à ses collègues plus âgés, ils semblaient ne plus avoir grand-chose à lui dire. Ils ne l’évitaient pas vraiment mais, à son approche, les conversations se faisaient soudain plus contraintes. Il mettait cela sur le compte de sa promotion imminente : ils ne savaient plus très bien comment en user avec lui.

Puis il surprit deux dactylos à chuchoter derrière son dos. La vieille Miss Robson, la vieille fille du bureau, ne lui adressait plus la parole.

Et le jour fatidique arriva. Rentrant du déjeuner qu’il prenait toujours à sa table réservée au pub du coin, quand il n’était pas en déplacement, il était allé aux toilettes du personnel. Pantalon baissé, assis sur la lunette, il entreprit de rêver à une opération qu’il se proposait de lancer une fois qu’il aurait été nommé directeur.

Ses yeux tombèrent sur la porte. Il se raidit. Elle était couverte de graffiti. Tous les visaient. Le premier avait manifestement donné naissance à une espèce de jeu-concours, puisque tous les autres s’étaient vu attribuer une note. Les dessins obscènes le représentaient tous, lui (croyait-il) en compagnie de Francis  - là, il n’y avait aucun doute, c’était bien Francis, mince, le front barré d’une longue mèche. Des caricatures ridiculisant ses amours. Hideux dessins.

Le sang lui afflua au visage, les larmes emplirent ses yeux. Comment pouvaient-ils ? Comment pouvaient-ils détruire ainsi leur précieux amour. Minables petits salauds qui venaient ici griffonner leurs saletés sur la porte en ricanant.

Il resta là, assis, pendant une demi-heure, pleurant en silence. Il finit par comprendre à quel point il devait avoir l’air ridicule, pathétique : un homme d’âge mûr, amoureux d’un jeune garçon, assis dans les toilettes, le pantalon sur les chevilles, sanglotant sur des dessins, des mots qui ne comprenaient rien de sa vie.

Il rentra chez lui  - il ne se sentait pas capable d’affronter le bureau, les ricanements étouffés de ses soi-disant amis. Il but une bouteille de scotch.

Ce fut le début de sa déchéance. Il retourna au bureau le lendemain mais, désormais c’était différent. Il était sur ses gardes. Il décelait des intentions malveillantes dans toutes les remarques qu’on lui adressait.

Il rentra déjeuner chez lui, ce jour-là, et acheta une nouvelle bouteille de scotch en chemin.

Deux semaines plus tard, il commençait à se reprendre quand Francis partit brusquement. Il n’avait pas dit au-revoir, laissant simplement un petit mot par lequel il expliquait qu’il ne pouvait plus supporter les tracasseries de ses collègues.

 

Il se rendit chez le jeune homme mais la mère de Francis lui fit une scène hystérique et il comprit que c’était fini. C’est quand elle parla d’en appeler à la justice qu’il comprit. Francis était très jeune.

Dès lors, son déclin s’accéléra. Il perdit toute chance de promotion mais ne sut jamais si c’était à cause de sa réputation ou parce qu’il lui arrivait rarement de dessoûler, désormais. Les deux jouèrent probablement leur rôle.

Il démissionna et partit pour Londres, pour se perdre dans la foule innombrable de ceux que la vie avait meurtris autant que lui. Cela faisait donc six ans qu’il travaillait peu mais buvait avec régularité, jusqu’à son dernier sou. Il ne comptait plus les chambres minables dont il s’était fait jeter à la porte. Il trouvait de temps à autre à s’employer sur les marchés, surtout à Spitalfields, poussant des chariots, chargeant ou déchargeant des camions. Avec les quelques sous qu’il gagnait ainsi, il achetait de l’alcool frelaté. Il dormait n’importe où. Un temps, il avait été en mesure de satisfaire ses penchants sexuels dans de vieux cinémas poussiéreux, assis à côté d’hommes de son espèce. A deux reprises seulement, cela avait mal tourné ; une première fois en douceur, avec quelques menaces murmurées, la seconde fois avec force hurlements et moulinets de poings fermés, les yeux de toute la salle se fixant sur sa honte.

Mais il était trop mal soigné, désormais, pour prétendre même à cela. Ses vêtements empestaient, son corps était imprégné de la crasse récoltée sur les marchés et dans les abris où il dormait. L’alcool à bon marché qu’il buvait avait brûlé ses derniers désirs.

Une seule chose comptait encore pour lui : mettre suffisamment de côté pour pouvoir s’acheter un peu d’oubli.

Il avait travaillé dur, cette semaine-là. Il avait réussi à faire taire son besoin d’alcool pour être en mesure de s’acheter une bouteille entière de méchant gin, le samedi venu. Comment avait-il survécu, il ne le sut jamais ; mais le fait était qu’il y parvint, s’accrochant à l’image d’une bouteille de gin, perpétuellement présente dans son esprit. Et maintenant, traînant la savate par les rues sombres qui longent les docks, il buvait à s’en faire valser la tête, la démarche toujours plus indécise.

Par une fenêtre à demi arrachée, il pénétra dans une maison que les services d’hygiène n’avaient pas encore rasée. Trébuchant sur les piles de décombres, il gagna l’arrière de la maison pour être à l’abri du coup de lampe-torche éventuel d’un policier désœuvré.

Il s’assit dans un coin de ce qui avait dû être la cuisine. Avant même que la bouteille fût vide, il sombra dans une torpeur alcoolique.

Les heures passèrent. Guilfoyle s’éveilla en sursaut. Son esprit embrumé venait d’enregistrer quelque chose mais il ne savait quoi. Il eut le temps de vider la bouteille avant de sentir une douleur aiguë dans sa main gauche. Portant la main à la bouche d’un geste brusque, il entendit quelque chose qui détalait. Il jeta la bouteille dans la direction d’où venait le bruit quand il eut reconnu le goût du sang sur le revers de sa main. Elle se mit à l’élancer, et le goût de son propre sang poisseux lui donna un haut le cœur.

Il roula sur le côté, l’alcool recommençant à faire son effet, le corps agité de soubresauts.

Soudain, il sentit de nouveau la douleur dans sa main gauche étendue. Il poussa un hurlement aigu quand il comprit que quelque chose avait entrepris de lui grignoter les tendons. Il tenta de se mettre debout mais ne put que trébucher et s’abattre lourdement, se meurtrissant le côté du visage. Portant de nouveau la main à son visage, il sentit que quelque chose de chaud s’y accrochait. Quelque chose de lourd.

Il secoua la main pour s’en débarrasser mais ne put, cette fois, lui faire lâcher prise. Il tenta alors de l’arracher avec son autre main et sentit un pelage dru sous ses doigts. Malgré sa panique, il comprit la nature de l’horrible morsure : c’était un rat qui le tenait, mais un gros, un très gros rat. On aurait pu le prendre pour un petit chien, mais il ne grognait pas, ne donnait pas de coup de pattes, se contentant de lui labourer l’avant-bras de ses griffes tranchantes comme des lames de rasoir.

Il fit un nouvel effort pour se relever quand il sentit une seconde douleur à la jambe. Il hurla.

Il eut l’impression que la douleur grimpait tout au long de sa jambe jusqu’aux testicules. Encore des dents qui s’enfonçaient dans sa cuisse.

Une fois debout, il sentit des pattes courir sur tout son corps. Baissant la tête pour tenter d’apercevoir ce qui pouvait bien grimper aussi vite sur lui, il reçut de plein fouet une haleine tiède et fétide. Destinées à sa gorge, de longues dents se plantèrent dans sa joue dont elles arrachèrent un gros morceau.

Il titubait à travers la pièce, battant l’air de ses bras, le sang giclant de son corps. Il crut avoir trouvé la porte, mais quelque chose de lourd lui sauta sur la nuque et le jeta de nouveau par terre.

Des rats ! Ce mot hurlait dans sa tête. Des rats le dévoraient vivant ! Dieu, mon Dieu, au secours !

La chair de sa nuque fut arrachée par lambeaux. Il ne pouvait plus se relever, désormais, il y avait trop de rats sur son dos, mangeant sa chair, buvant son sang.

Des frissons parcouraient son échine jusqu’à son cerveau hébété. Des ombres vagues s’agitaient devant lui quand sa vision sembla s’empourprer. C’était la pourpre d’une douleur inimaginable : il ne voyait plus  - les rats lui avaient déjà dévoré les yeux.

Alors il ne sentit plus rien. Son corps s’enduisit d’une espèce de douceur. Il mourut l’esprit vide, sans même une dernière pensée pour son bien-aimé, pour Francis qu’il avait presque oublié. Rien que cette douceur, plus de souffrance ; il était au-delà de la souffrance.

 

Les rats s’étaient repus de son corps. Mais la faim les tenailla bientôt. Alors ils se mirent en quête d’un nouveau festin.

Ils avaient goûté au sang de l’homme.

Les Rats
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